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Les évènements du 17 octobre 1961 : un abcès douloureux pour la mémoire de la guerre d’Algérie

Le 20 janvier 2021, l’historien Benjamin Stora a remis officiellement son rapport sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Cette tâche lui avait été confiée directement par le président de la République, Emmanuel Macron, en vue d’apaiser les relations diplomatiques entre l’Hexagone et l’Algérie. Si soixante ans séparent la fin du conflit franco-algérien et la remise du rapport, de nombreuses tensions mémorielles persistent, transmises de génération en génération au sein des groupes qui ont participé de près ou de loin aux « évènements d’Algérie ».

La manifestation des Algériens à Paris

L’une de ces fractures trouve son origine dans la répression d’une manifestation au cœur de la capitale française, dans la nuit du 17 octobre 1961. Elle se situe pendant la guerre d’Algérie, conflit éclatant le 1er novembre 1954 lorsqu’une série d’attentats organisés par le FLN (Front de libération nationale) visent les institutions de l’État français pour revendiquer l’indépendance des territoires colonisés et administrés depuis les années 1830.

En octobre 1961, la guerre dure depuis sept ans. Le nombre d’Algériens souhaitant l’indépendance grandit, entraînant symétriquement un durcissement de la répression française : un couvre-feu visant les « Français musulmans d’Algérie » est notamment imposé dans Paris à partir du 5 octobre, de 20h30 à 5h00 du matin. La Fédération de France du FLN s’en indigne et appelle alors à une manifestation massive le 17 octobre.

Les grandes artères de la capitale – de la Concorde à la place Charles-de-Gaulle ou encore les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain – sont investies par des colonnes de manifestants au nombre de trente à quarante mille selon les chiffres donnés par le journal Libération à l’époque. La manifestation est pacifique ; elle est pourtant durement réprimée par le dispositif policier du préfet Maurice Papon. Environ dix mille agents mobilisés chargent et ouvrent le feu par endroits, comme sur le pont de Neuilly, théâtre de l’un des affrontements majeurs de la soirée.

     

Le bilan officiel révélé quelques jours plus tard fait état de trois morts et soixante-quatre blessés. La fédération française du FLN recense quant à elle deux cents morts et deux mille trois-cents blessés. Ce sont deux scénarios nettement contradictoires par les chiffres évoqués ; encore faut-il être informé de la tenue de la manifestation.

Un épisode oublié

Dans leur ouvrage Paris 1961, les historiens Jim House et Neil MacMaster établissent la théorie de l’occultation des événements du 17 octobre par les autorités françaises, et suspectent l’implication du gouvernement gaullien. Charles de Gaulle, à la tête du pays, Michel Debré, son premier ministre, ou encore le ministre de l’Intérieur Roger Frey auraient dissimulé l’ampleur réelle des faits pour éviter le scandale.

Si la supposée implication de l’administration est probablement à relativiser tant les preuves sont minces, les évènements font bel et bien l’objet d’une censure dans la presse. Les journaux évitent de publier des clichés de la répression sous peine de saisie par la police française. Il faut attendre quinze ans avant que les clichés de la manifestation pris par Elie Kagan soient publiés. Les évènements sont relatés d’une manière édulcorée, ou sous couvert d’une tournure interrogative : « et s’il y avait eu … ». Il faut aussi noter la clôture des instructions judiciaires laissant les plaintes sans suite et les auteurs présumés sans jugement. Certains intellectuels se consacrent à des travaux d’investigation, à l’image de Jacques Panijel et de son film-enquête Octobre à Paris : là encore, la police saisit les pièces qu’elle estime compromettantes.

On ne peut cependant pas imputer cette amnésie qu’aux seules autorités publiques. La manifestation de Charonne du 8 février 1962 éclipse malgré elle la soirée du 17 octobre dans les mémoires. Elle est largement relayée par la gauche institutionnelle, d’où sa plus forte empreinte mémorielle : cette manifestation est omniprésente à la Une de la presse du 9 février, qui relaye également l’immense manifestation en mémoire des huit victimes. Le FLN lui-même participe d’ailleurs à cet effacement. Lors de son arrivée au pouvoir après les accords d’Évian, la branche française du front de libération est évincée. La manifestation du 17 octobre, qui pourrait devenir un symbole pour cette dernière, est minimisée.

Conflit mémoriel

Certains Français ont pourtant hérité d’un souvenir terrible de l’évènement, décrit comme un massacre, érigeant les manifestants en martyrs et les forces de police en assassins. Ce souvenir est porté par de nombreuses associations qui se mobilisent chaque année pour sa commémoration. L'Amicale des Algériens en Europe instaure dès les années 1970 une « journée nationale de l’émigration » le 17 octobre, reprise en Algérie. La culture populaire aussi prend parti : le rappeur Médine nomme ainsi l’un de ces titres « 17 octobre » et y relate une version tragique de la manifestation.

Il faut attendre la fin des années 1990 pour que l’évènement presque oublié ressurgisse sur la place publique. D’octobre 1997 à avril 1998, Maurice Papon comparaît devant la justice pour son implication dans l’Occupation. L’historien Jean-Luc Einaudi, auteur de La Bataille de Paris (1991), témoigne à la barre contre la répression du 17 octobre, avec l’appui des archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand. Le procès, très médiatisé, a un certain écho en France et amorce un processus de reconnaissance des faits par l’État. Une plaque commémorative dédiée « à la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 » est inaugurée en 2002 sur le pont Saint-Michel. Cependant, et même si les deux derniers présidents de la République française ont reconnu oralement les faits, plusieurs éléments font encore obstacle à un apaisement.

Le bilan réel des évènements constitue à ce titre le problème majeur aujourd’hui encore. Il demeure incertain, et les historiens ne donnent pas les mêmes chiffres. Benjamin Stora reste vague sur le sujet, évoquant des centaines de morts, tandis que Jean-Luc Einaudi estime ce bilan à 200 morts et 2500 blessés. La position des autorités publiques elles-mêmes a pu varier : en 1998, un rapport commandé par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, aboutit à l’estimation à la hausse du nombre des victimes, et le décompte passe de trois à une trentaine de victimes.

D’autre part, la question de la mémoire d’Algérie répond souvent aux tendances politiques du gouvernement, intérieures ou diplomatiques. En novembre 2021, le Président de la République Emmanuel Macron remettait en cause l’existence d’une « nation algérienne » avant la colonisation française ; il avait cependant qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » en 2017. On remarque que les deux phrases furent prononcées dans le contexte des élections présidentielles afin de mobiliser un électorat sensible à ces sujets. Plus largement, les relations diplomatiques avec l’Algérie sont rythmées par des tensions importantes qui empêchent un effort commun.

Aller au-delà ?

Benjamin Stora dans son rapport, met à disposition des solutions pour essayer de dépasser cette impasse mémorielle. Il évoque une possibilité de rendre les archives plus accessibles, notamment celles de la police, pour que les historiens puissent mener des recherches plus approfondies. En 1997, lorsque les archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand témoignent de la manifestation, ils sont accusés de manquer à leur devoir de réserve, qui est une neutralité exigée dans le domaine publique. Le 17 octobre pose cependant une autre question : qu’en est-il de l’impunité des responsables de violences ce soir-là ? Le déni de justice doit-il être le prix de l’apaisement des mémoires ? Si le gouvernement français a reconnu à plusieurs reprises la responsabilité de Maurice Papon dans la répression policière de la manifestation, l’idée d’une reconnaissance de « crime d’État » semble lointaine. Il est impossible d’autre part de poursuivre en justice les coupables dans le corps de police parisien soixante ans après la répression.

Le travail historique ne peut pallier toutes les revendications. Il ne refermera pas non plus la plaie du 17 octobre mais peut néanmoins s’approcher de la vérité si on lui en donne les moyens. À ce titre, l’historien Pierre Nora écrivait que « si la mémoire divise », « l’Histoire peut rassembler ».

Jean Réversat,

L1 Histoire

Pour aller plus loin :

- Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Flammarion, Paris, 1999.

 

- Linda Amiri, préf. de Benjamin Stora, Les Fantômes du 17-Octobre, Mémoire Génériques, Paris, 2001.

 

- Baudouin, Boudjellal, Cabu, Charb, Ferrandez, Gébé, Guillopé, Honoré, Jul, Luz, Nahum, Plantu, Puchol, Riss, Siné, Tignous, Unger ; textes de Mehdi Lallaoui, Anne Tristan et Benjamin Stora, 17 octobre 1961. Dix-sept illustrateurs, Au nom de la mémoire, Bezons, 2001.

 

- Une journée portée disparue de Philip Brooks et Alan Hayling, documentaire, 1992, 52 min.

  

- Philippe Garbit. L'histoire en direct - 17 octobre 1961 : La guerre d’Algérie en plein Paris 2/2 (le débat) [podcast]. France Culture, 26/02/2016, 1h05. Disponible sur : https://www.franceculture.fr/

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