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Le Roi (The King) de David Michôd (2019) ou comment concilier histoire et cinéma

S’il s’inspire de faits et d’événements bien connus aujourd’hui, Le Roi piétine allègrement la réalité historique. À vrai dire, à l’instar de ses aînés, les Henry V de Laurence Olivier (1944) et de Kenneth Branagh (1989), cette nouvelle production Netflix au casting cinq étoiles ne fait que revisiter Shakespeare, sans lequel Azincourt ne figurerait peut-être pas dans les annales des grandes batailles de l’histoire.

Le  réalisateur australien David Michôd (Animal Kingdom, 2011), signe pourtant avec Le Roi un succès au box-office de près de 130 millions de dollars pour un budget de seulement 20 millions. Outre-Manche, la guerre de Cent Ans est à la mode au cinéma comme à la télévision. Constituerait-elle un sous-genre du film historique ? Ces dernières années nous ont livré la série The Hollow Crown (2012-2016), The Outlaw King (2018), Jeanne (Bruno Dumont, 2019), The Last Duel (Ridley Scott, 2021). Au-delà de la chronique épique de Jean Froissart, c’est à Shakespeare que l’on doit la mythification des hauts faits d’armes – Azincourt tout particulièrement – de la guerre de Cent Ans opposant Anglais et Français à la fin du Moyen Âge.

 

À 27 ans, Henri V de Lancastre accède au pouvoir en 1413. Entendant profiter des divisions entre Armagnacs et Bourguignons qui affaiblissent le royaume de France, et dans l’optique d’asseoir la légitimité de sa nouvelle dynastie – les Lancastre sont au pouvoir depuis l’emprisonnement de Richard II en 1399 par Henri IV –, Henri V relance la guerre avec la France : il revendique ses prétentions à la couronne des lys en démontrant la caducité de la loi salique. Au mois d’août 1415, il débarque dans le Cotentin et entreprend une chevauchée qui a pour objectif de ravager la Normandie.

Le 25 octobre 1415, les deux armées s’affrontent au cours d’une de ces rares batailles rangées médiévales. Livrée près d’un petit village de quelque 300 habitants dans le Pas-de-Calais, la bataille d’Azincourt se solde par la victoire des 7000 archers et 2000 fantassins anglais sur les 12000 arbalétriers et chevaliers français (d’après Anne Curry). Cette victoire accentue les divisions entre Armagnacs et Bourguignons, et permet au roi d’Angleterre de conquérir la Normandie à partir de 1417, puis de conclure le très favorable traité de Troyes en 1420 avec le parti bourguignon, qui l’institue « fils et héritier » de Charles VI.

Plus d’un siècle et demi après les faits, le dramaturge Shakespeare rédige sa pièce Henry the Fifth, représentée au Globe Theater de Londres vers 1599. Il s’inspire principalement de deux sources : la Gesta Henrici Quinti, une chronique anonyme rédigée par un moine anglais témoin oculaire de la bataille d’Azincourt ; les Chroniques d’Holinshed (1577-1587), qui se veulent une histoire du Monde depuis le Déluge jusqu’au règne d’Elisabeth Ière (1558-1603). Si Holinshed et d’autres chroniqueurs anglais du XVIe siècle (Polydor Vergil, Edward Hall, John Stow) glorifient le règne de Henri V, c’est pour mieux légitimer la nouvelle dynastie Tudor parvenue au pouvoir après la guerre des Deux-Roses. Ainsi, le théâtre de Shakespeare souffre d’un vice fondamental pour quiconque y chercherait un témoignage historique, puisque le savoir du dramaturge – qui lui-même fait l’aveu de ne pas s’en tenir à la vérité historique – se rapporte à des sources composées dans l’optique de glorifier et de légitimer la dynastie lancastrienne.

 

Shakespeare compose une dizaine d’années après la victoire retentissante de la flotte anglaise sur l’Invicible Armada qui tentait d’envahir l’Angleterre en 1588. Son Henry the Fifth vise à affirmer l’unité nationale du peuple britannique, soudé dans l’adversité face aux ennemis du continent. La célèbre harangue que Shakespeare prête à Henri V avant l’affrontement d’Azincourt est passée à la postérité : « We few, we happy few, we band of brothers ». Sur le champ de bataille, Anglais, Gallois, Écossais et Irlandais ne font qu’un. Le premier jalon vers le mythe national anglais est posé.

Il est réactivé aux XVIIIe et XIXe siècles lorsque Britanniques et Français se retrouvent de nouveau en mauvais termes : guerre de Sept Ans, guerres napoléoniennes. Au XXe siècle, c’est à travers le cinéma que le mythe est repris. En 1944, le Henry V de Laurence Olivier se fait à la fois l’écho de la Bataille d’Angleterre et de l’Occupation de l’allié français par une puissance étrangère. Le Henry V de Kenneth Branagh en 1989 peut plus difficilement être rattaché au contexte de construction et de renforcement de l’Europe communautaire. Enfin, alors qu’en 2015 furent commémorés les 600 ans de la bataille d’Azincourt, Le Roi de David Michôd, sorti en 2019, s’inscrit dans un contexte de tensions anglo-européennes qui ont mené au vote pour le Brexit en 2017, mais aussi au renforcement des revendications indépendantistes écossaises et irlandaises.

Dans son film, David Michôd prend des libertés vis-à-vis de la réalité historique qu’on ne saurait toutes énumérer. Le roi est joué par le jeune et prometteur Timothée Chalamet (Dune, 2021). Le sujet général du film porte sur l’apprentissage du pouvoir par un roi désintéressé, glamour et pacifiste, le parfait contraire du personnage historique.

Si Henri V décide d’attaquer la France, ce serait parce que l’archevêque de Canterbury, Henry Chichele (Andrew Havill), et le chief of justice William Gascoigne (Sean Harris) l’y auraient poussé, par intérêts personnels et financiers. Or, d’une part, William Gascoigne était un conseiller d’Henri IV dont Henri V se débarrassa dès son accession au pouvoir, d’autre part on sait quel rôle conciliateur l’archevêque de Canterbury joua entre Français et Anglais, dans le contexte du Grand Schisme de l’Église. Aussi, s’il y eut bien une tentative d’assassinat contre Henri V, elle fut déjouée à Southampton en août 1415 alors que les Anglais embarquaient vers la France : elle ne fut donc pas à l’origine de la guerre et William Gascoigne n’y avait rien à voir.

L’historien ne peut que déplorer plusieurs manques et imprécisions dans le film. La division entre Armagnacs et Bourguignons, pourtant capitale pour la pleine compréhension de la période, n’est aucunement mise en valeur. On ne voit pas le travail de sape et de contre-mine au siège d’Harfleur. Le Dauphin, interprété par un Robert Pattinson (The Batman, 2022) grossier et arrogant, affecte un accent français caricatural, à la manière de John Cleese dans Sacré Graal (1975), la célèbre parodie médiévale des comiques anglais Monty Python. La reconstitution de la bataille d’Azincourt (tournée en Hongrie) est photogénique mais fantaisiste. C’était les Anglais qui tenaient les hauteurs. Le terrain n’était pas vert et prairial, il s’agissait de terres en labour et en jachère. Et que dire de Charles VI, représenté tel un roi-mendiant aux traits marc-auréliens ? De même les costumes : les chevaliers ne ceignaient pas encore le harnois blanc ; leurs protections étaient plutôt de couleur noire, recouvertes par une jaque (grandes tuniques rembourrées descendant jusqu’aux genoux). À la fin du film, Catherine de France, l’épouse de Henri V, ressemble plus à une bourgeoise qu’à une princesse richement parée comme il était d’usage à l’époque.

Il convient enfin de distinguer ce qui relève du récit shakespearien et ce qui n’en relève pas ; ainsi du personnage mythique de Falstaff (Joel Edgerton), ou encore de l’éteuf (balle servant au jeu de paume) qu’aurait envoyé le Dauphin à Henri V lors de sa cérémonie d’intronisation en guise de cadeau.

Les historiens ont encore maille à partir avec l’utilisation de l’histoire faite au cinéma. Ils réclament l’enseignement et la transmission d’une histoire recontextualisée et désinstrumentalisée. Au sujet du film Le Roi, Christophe Gilliot, directeur du Centre Azincourt 1415, résume bien ces sourdes protestations : « On est écœuré parce qu'en 2 heures, ce genre de films vient démolir tout le travail de médiation qu'on effectue ici depuis huit ans ou les travaux de recherche d'historiens comme Anne Curry ou Bertrand Schnerb », poursuit-il. « C'est vraiment inquiétant qu'on puisse réécrire à ce point l'histoire et on peut difficilement lutter contre ça. Le grand public préférera toujours un film à un bouquin d'histoire ».

Comment concilier histoire et cinéma à l’heure de ce que d’aucuns appellent la « post-vérité » ? La pédagogie de l’histoire peut-elle faire l’économie de la spectacularisation de celle-ci ? La question est d’autant plus brûlante, à l’heure où les idéologies nationalistes reviennent en force sur le devant de la scène politique, en France comme ailleurs. Laissons conclure le regretté Marc Ferro : « être historien, c’est réfléchir, se poser des questions, mettre en cause la parole officielle. C’est apprendre aux citoyens à comprendre ; leur apprendre à penser l’histoire… ».

Erwin Turpault,

L2 Histoire

 Pour aller plus loin :

- Anne Curry, The battle of Agincourt : sources and interpretation, Boydell Press, 2000.​

- Malcom Vale, Henry V. The Conscience of a King, Yale Press, 2016.

 

- Marc Ferro, L'aveuglement : une autre histoire de notre monde, Tallandier, 2015.

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