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Lecture : Jean-Pierre Devroey, La Nature et le roi ; Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820)

Paris, Albin Michel, 2019 (25€)

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Les famines jalonnent notre histoire. Si certaines nous sont bien connues, d’autres restent des mystères. Conventionnellement, en ce qui concerne l’époque médiévale, les historiens s’accordent à dire que les famines sont dues à plusieurs facteurs : retard technique qui ne permet pas de faire face à l’essor démographique, aléas climatiques, fragilité structurelle… Professeur à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Belgique, Jean-Pierre Devroey propose une autre approche des famines médiévales en se concentrant davantage sur les causes que sur les conséquences des famines (difficilement évaluables). L’étude se limite à la Francia carolingienne, espace vaste à la situation topographique et climatique variée.

Confronté au manque de sources, l’auteur rappelle à plusieurs reprises que ses hypothèses ne peuvent s’imposer comme vérités. Néanmoins, c’est – en quelque sorte – grâce à ces lacunes que J.-P. Devroey s’est dirigé vers d’autres données. Il ouvre – et réouvre – des thématiques de recherches délaissées ou naissantes. Cette absence de mentions peut être due à la fois au fait que les famines font partie du quotidien des contemporains mais aussi que les rédacteurs n’en sont pas les premières victimes. Les famines peuvent se limiter aux zones rurales, éloignées des « centres importants » et passer inaperçues auprès des « centres d’information ».

Pour mener à bien ses recherches, l’historien a dû faire appel à une multitude de sources historiques mais aussi géographiques, archéologiques et biologiques. En matière de documentation manuscrite, l’auteur ne se limite pas aux seules sources médiévales – celles-ci étant peu nombreuses. Il nourrit sa réflexion des travaux dirigés par d’autres spécialistes des époques antique, moderne et contemporaine. Il ne s’enferme pas non plus dans le cadre spatial qu’est la Francia et étend son enquête aux sources britanniques, byzantines, orientales et ibériques. Quant aux données paléoclimatiques et géographiques, elles sont notamment issues de l’observation de la sédimentation, de données dendrologiques ainsi que de différents carottages. La combinaison de l’ensemble de ces sources lui permet d’aboutir à plusieurs théories.

 

Grâce aux travaux de Cornelius Walford, Amartya Sen et Jean Drèze, Devroey définit la famine comme le fruit d’un processus dynamique à la fois historique et socio-économique. Sans pour autant démentir l’importance des aléas climatiques mise en avant par les travaux de Brian Fagan, l’auteur explique qu’en l’état actuel de la recherche toutes les famines ne sont pas le résultat d’une variation météorologique. Il développe l’idée qu’une famine est plurifactorielle et met en avant un élément déclencheur jusqu’alors délaissé par les historiens : le facteur entomologique. En prenant l’exemple de la famine qui sévit entre 793 et 794, pour laquelle les sources mosellanes parlent de « grains visibles mais vides », il rappelle qu’il existe de nombreux insectes et champignons – peu visibles aux yeux des contemporains – qui ont pu être la cause de la pénurie alimentaire. Pour les hommes du Moyen Âge, la logique derrière une telle malédiction est forcément l’œuvre du Malin.

Les famines s’inscrivent dans une narration religieuse. Devroey développe l’idée que les hommes du Moyen-Âge pensaient la Nature – agent de Dieu – comme entité généreuse qui offrait en abondance et qui ne privait les hommes que pour les punir de leurs péchés. La famine de 794, notamment, se déroule dans un contexte politique particulier : tentative de coup d’État mené par l’un des fils de Charlemagne, défaite face à l’armée musulmane, naissance du courant adoptianiste qui perturbe la scène religieuse… Les sources étant majoritairement rédigées par des ecclésiastiques, le récit des dix plaies d’Égypte est fréquemment repris, les textes bibliques regroupant les seules explications reconnues (à l’exception de quelques travaux comme ceux d’Isidore de Séville et Bède le Vénérable, ainsi que des théories aristotéliciennes). La science permettra le développement de connaissances plus exactes et ce, dès le XVIe siècle grâce aux nouveaux outils dont disposent les esprits les plus aiguisés. En expliquant les causes des famines, il devient plus facile d’intervenir et de devancer les crises à venir, notamment lorsque l’on a recours aux exemples du passé.

 

Partir de l’après ou de l’avant pour revenir sur l’époque carolingienne est l’un des exercices auxquels s’est livré Devroey pour développer sa réflexion. Dans le chapitre 12, « L’économie morale et politique des Carolingiens », il part du concept d’économie morale populaire tel qu’Edward C. Thompson et James C. Scott la définissent pour remonter le fil du temps jusqu’à l’Antiquité tardive. Avec la chute de l’Empire romain, l’approvisionnement – problème d’État – devient prérogative du « privé », notamment du clergé. La caritas chrétienne s’affirme parmi les préceptes catholiques et devient une sorte d’obligation pour les souverains, alors responsables de l’approvisionnement de leurs sujets. Cette responsabilité répond aussi aux idées paternalistes et « pastoralistes » qui influent sur le système féodal et les obligations réciproques des vassaux et de leurs seigneurs.

Pour assurer ce rôle, le roi se doit alors de prendre des mesures : contrôle de prix, gestion de stocks, supervision des marchés… L’ensemble de ces prérogatives peut difficilement être qualifié de politique économique pour l’époque carolingienne : elles ont rarement survécu au souverain qui les mettait en place et ne l’étaient qu’en cas d’urgence, au dernier moment. Les sources ne nous permettent pas de deviner si ces mesures furent efficaces ou non. Malgré cela, elles auront été la source d’inspiration de certaines réformes, comme en 1707, lorsque Nicolas Delamare publie son Traité de la police, en puisant à la fois dans son expérience personnelle mais aussi dans les informations retrouvées dans des capitulaires récemment réédités.

 

Il s’agit d’un ouvrage riche et dense en informations. Nombreux sont les éléments qui n’ont pu être évoqués dans ce compte-rendu ! Aussi, nous invitons le lecteur à voir de lui-même l’ampleur du sujet et de la réflexion historique proposée par J.-P. Devroey : l’ouvrage est disponible à la BU Ramon Llull, salle Histoire-Géographie, 940.12 DEV !

 

Sana Maaloumi, L3

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