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Cahier spécial : Sculpture de génie à l'abbaye des Fontaines

Avant-propos :

 

Les étudiants de deuxième année du master histoire et histoire de l’art des mondes médiévaux de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, ont réalisé cette exposition itinérante, à l’occasion du millénaire du linteau de Saint-Genis-des-Fontaines.

      Ils ont été encadrés par Géraldine Mallet, professeur des universités en histoire de l’art médiéval, et Sylvain Demarthe, maître de conférences en histoire de l’art médiéval.

      Accompagnant le colloque anniversaire organisé en mai 2022, cette présentation a pour objectif de faire découvrir, à un large public, la sculpture médiévale du monastère.

Bonne découverte !

L'exposition et les articles suivants ont été réalisés par Valentine Bacconnier, Léa David, Pricillia Fabiani, Johanna Lanfumey, Rolland Maheux, Jérôme Marini, Sergeï (Kévin) Mira et Sarah Tjugen-Vidal.

Le linteau est sculpté en bas-relief dans un marbre blanc de Carrare (Italie, Toscane). Son décor se déploie en ailes de papillon avec, au centre, le Christ en majesté, entouré de l’alpha (α) et de l’oméga (ω), inscrit dans une mandorle en « 8 » soutenue par deux anges. Deux groupes de trois personnages nimbés, sans doute des apôtres, sont répartis sur les côtés sous des arcatures outrepassées. Chacun est individualisé par son attitude et ses caractères physiques.

Considérée comme la plus ancienne sculpture romane datée d’Occident, le linteau se démarque par la richesse de son décor et, surtout, par l’inscription latine qui permet de le dater : ANNO VIDESIMO QUARTO RE[G]NA[N]TE ROTBERTO REGE WILELMUS GRA[TI]A DEI ABA ISTA OPERA FIERI IUSSIT IN ONORE S[AN]CTI GENESII CENOBII QUE VOCANT FONTANAS (La 24e année du règne du roi Robert [le Pieux], Guillaume, abbé par la grâce de Dieu, commanda cette œuvre en l’honneur du monastère de Saint-Genis que l’on appelle des Fontaines). Le règne du roi Robert le Pieux ayant débuté le 24 octobre 996, l’œuvre a donc été exécutée entre le 24 octobre 1019 et le 23 octobre 1020.

Plusieurs niveaux de lecture sont possibles : le Christ Dieu de l’Apocalypse, l’Ascension du Christ et la deuxième Parousie (retour du Christ à la fin des temps).

 

Plusieurs niveaux de lecture sont possibles. Le linteau peut tout d’abord représenter le Christ Dieu de l’Apocalypse par l’alpha et l’oméga (Ap. XXII, 13). La présence des anges, tenant la mandorle, ainsi que celles d’apôtres renvoie aussi à son Ascension (Luc XXIV, 50-53). Par ailleurs, l’ensemble peut évoquer la deuxième Parousie (retour du Christ à la fin des temps – Mat. XXIV-XXV). Enfin, le rappel de ces deux derniers thèmes est souligné par la position des anges qui ne regardent pas directement la mandorle car la lumière entourant le Christ, censée être tellement forte, leur brûlerait les yeux.

Figure 1: Le linteau de Saint-Genis-des-Fontaine (© Martin M. Miles).

Le marbre n’est pas le seul élément qui détermine la richesse décorative du linteau. À quelques exceptions près, la plupart des églises romanes et gothiques étaient peintes, tout comme les œuvres sculptées. C’est donc aussi très probablement le cas du linteau de Saint- Genis. S’il est possible de connaître les pigments utilisés, les couleurs appliquées restent difficiles à imaginer. C’est pourquoi, dans son étude sur le sujet, Cédric Baumgartner[1] réalise deux propositions de colorisation différentes. Elles se basent sur des comparaisons avec d’autres œuvres de la même époque.

Il est possible que des éléments aient été couverts de dorures. Étant réservées aux personnages importants, elles sont ci-dessus appliquées à la mandorle, aux bandes perlées de la tunique du Christ et à son nimbe. La communauté de Saint-Genis étant cependant modeste, l’or a pu être remplacé par l’orpiment (arsenic jaune).

La carnation et les yeux des saints renvoient aux standards de l’époque. Deux propositions ont été faites pour les différencier : la première se base sur un jeu d’alternances et de symétrie ; la seconde sur une riche palette de couleurs (rouge, vert, bleu).

Les motifs purement décoratifs peuvent être rehaussés de dorure, vraie ou suggérée par la couleur jaune, ou répondre aux couleurs des tuniques des personnages ou des feuillages des rinceaux, par contraste ou alternance.

 

[1] BAUMGARTNER, Cédric, « Le linteau sculpté de Saint-Genis-des-Fontaines (Pyrénées-Orientales). Propositions de polychromie du bas-relief », Mémoire de Master, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2021. https://www.youtube.com/watch?v=wfXRNw_oTg0

Un linteau qui ne laisse pas de marbre ...

... et qui donne le ton !

Figure 1 : Première proposition de colorisation (©Cédric Baumgartner).

Figure 2 : Deuxième proposition de colorisation (©Cédric Baumgartner).

Les joyaux de Saint-Genis

Des éléments sculptés en marbre disposés tels des pierres précieuses sont incrustés dans la maçonnerie de la façade de l’église Saint-Michel. Légèrement plus tardifs que la sculpture du linteau, ils ont probablement été intégrés à la façade au cours des remaniements successifs (fig.1).

Ces éléments sculptés, en plus d’être d’une grande valeur matérielle, possédaient probablement une valeur symbolique équivalente puisque les artistes et commanditaires médiévaux ont souhaité les mettre en avant par le choix de leur emplacement dans l’édifice. En effet, les portails ou espaces d’accueil des édifices religieux médiévaux sont fréquemment choisis pour accueillir un décor depuis les temps les plus reculés. Ce type de décor peut être observé sur les églises environnantes de Saint-André-de-Sorède et Sainte-Marie-d’Arles-sur-Tech entre autres.

 

Figure 1 : Portail (©Géraldine Mallet).

Certains remplois peuvent provenir des vestiges d’un édifice préexistant sur lequel aurait été rebâti l’édifice actuel. En effet, il était pratique courante de construire un monument sur les ruines d’un édifice antérieur pour des raisons pratiques, économiques, mais aussi symboliques dans une volonté de faire perdurer sa mémoire à travers la nouvelle construction. Certains éléments de remplois peuvent quant à eux être issus d’édifices païens (fûts de colonnes, fragments d’inscriptions, etc.). Ceci peut être interprété comme une volonté de rapprocher l’édifice des origines anciennes de la chrétienté et ainsi d’accroître son prestige.

Les sculptures de gisants disposées de part et d’autre du portail de l’édifice, sont attribuées à l’atelier du sculpteur R. de. Bia (fig.2). D’autres exemples de son œuvre se trouvent dans le cloître de la cathédrale d’Elne notamment. Il s’agit de portraits de défunts représentés allongés sur leur lit de mort, vêtus de tuniques aux nombreux plis. Celui de droite semble figurer une cérémonie funéraire avec deux évêques tenant une crosse, représentés de part et d’autre. Les bordures des deux bas-reliefs funéraires sont ornées de rinceaux finement sculptés en méplat avec deux quadripèdes affrontés pour le gisant situé à gauche. Les motifs sculptés sur le bas-relief funéraire de droite semblent avoir été réalisés par deux mains différentes avec des éléments ajoutés postérieurement à la première sculpture datée du XIIe siècle.

Les remplois d’éléments sculptés de grande valeur symbolique et matérielle sont très fréquents dans les édifices romans. Mis à part les exemples cités précédemment, on retrouve sur la façade de l’abbatiale plusieurs inscriptions obituaires ainsi que des gravures aux motifs variés tels qu’une main bénissant ou des palmettes. Si leur signification demeure énigmatique, nous remarquons qu’ils sont le plus souvent mis en scène aux endroits les plus importants de l’édifice que sont la façade occidentale et le chevet.

Figure 2 : Sculpture de gisants (©Géraldine Mallet).

Bibliographie :

 

BOULET, BARDE 1999

BOULET Louis, BARDE Raymond, L’abbaye romane de Saint-Genis que l’on dit « des Fontanes », Toulouse, La Mandorle, 1999.

 

CHAUVAIN-MARC 2013

CHAUVAIN-MARC Sylvie, In requiem aeternam, Monuments funéraires du littoral méditerranéen de la petite Camargue à la Catalogne du nord, XIe-XVe siècles, Thèse de doctorat, Robin Françoise (dir.), Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2013.

 

KLEIN 1990

KLEIN Peter, « Les portails de Saint-Genis-des-Fontaines et de Saint-André de Sorède », Les cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, 21, 1990, p. 121-144.

 

TRIVELLONE 2011

TRIVELLONE Alessia, « Le développement du décor monumental et la conquête de l'extérieur des églises : sagreres et façades catalanes au cours de la première moitié du XIe siècle », Cahiers de Fanjeaux, 46 : Lieux sacrés et espace ecclésial (IXe-XVe siècles), 2011, p. 175-227.

Le roman du cloître

Édifié à la fin du XIIIe siècle, situé au nord de l’église, le cloître de Saint-Genis, légèrement décalé vers l’Orient, est accessible par le bras nord du transept. Il survit jusqu’à la Révolution française, lorsque l’abbaye est vendue comme bien national en 1797. Le cloître est ensuite aménagé et certaines galeries sont fermées pour servir d’entrepôt. Sur un plan de 1924, l’espace a été cloisonné et l’angle sud-est intégré dans une maison (fig. 1). C’est à ce moment le cloître est victime de l’elginisme (extraction des œuvres d’art de leur contexte ou de leur région d’origine pour les exposer ailleurs).

Figure 1 : Angle sud-est du cloître de Saint-Genis-des-Fontaines, 1924 (©Collection particulière).

Dès 1913, plusieurs antiquaires ont été mis sur la piste du cloître de Saint-Genis par George Grey Barnard, créateur du musée des Cloisters de New York. En 1924, Paul Gouvert en rachète 27 ou 28 éléments pour les restaurer. En 1925, il vend à un riche banquier gréco-romain des Yvelines un cloître composé de 24 colonnes (Les Mesnuls, fig. 2). Celui-ci, de dimensions bien plus petites que l’original, est flanqué de contreforts en pierre provenant des fortifications de Paris. La même année, il offre trois colonnes et deux arcs au musée du Louvre. Enfin, en 1928, il donne un cloître de 24 colonnes au Philadelphia Museum of Art. Ici, la majeure partie des élévations a été recouverte d’une épaisse couche de patine teintée rouge foncé. Au total, Paul Gouvert a fourni 51 colonnes séparées en plusieurs lots. Il a donc produit des faux !

Figure 2 : Cloître des Mesnuls, Yvelines, avant 1983 (©Collection particulière).

Figure 3 : Calepinage de dépose de Paul Gouvert, 1924 (©Collection particulière).

Figure 4 : Restauration du cloître, 1983 (©Collection particulière).

À Saint-Genis, Paul Gouvert a effectué un démontage du cloître en sous-œuvre et un calepinage de dépose (fig. 3). Cette technique utilisée par l’antiquaire a permis de retrouver l’emplacement d’origine de tous les éléments et ainsi de restituer in situ les arcatures du cloître lors de son remontage dans les années 1980. Dès 1962, l’héritier du domaine des Mesnuls propose de céder le cloître à l’État pour le remettre en place. En 1979, le château, presque abandonné, est dégradé, pillé et dépourvu de surveillance et d’entretien. L’État français rachète alors des éléments du cloître de Saint-Genis-des-Fontaines. Le département des Pyrénées-Orientales et la région Languedoc-Roussillon fournissent chacun la somme d’un million de francs pour contribuer aux frais de démontage, de transport et de remontage, ce dernier débutant en 1983.

 

Bibliographie :

 

MALLET Géraldine, Le cloître de Saint-Genis-des-Fontaines : de la persistance de l’art roman au XIIIe siècle. Découverte guidée en pays catalan, Canet, Trabucaire, Saint-Genis-des-Fontaines, ASVAC, 2015.​

MALLET Géraldine, « Le cloître de Saint-Genis-des-Fontaines (Pyrénées Orientales). Historiographie », Archéologie du Midi médiéval, 5, 1987, p. 109-118.

Reprenons les bases

Sculptées avec soin, les bases des colonnes contribuent à refléter un ordonnancement symétrique du cloître. Parfois, elles fonctionnent par paires possédant un même décor sculpté ou une même mouluration.

Le principe de symétrie s’observe également sur les supports : le maître d’œuvre a pris soin de réaliser le même épannelage – la forme générale – à quelques chapiteaux et bases, donnant l’impression que ces deux éléments architecturaux, placés aux extrémités d’un fût, se répondent ou se complètent. Une telle subtilité témoigne de la minutie apportée à l’édification de cet ensemble monumental.

Figure 1 : Cloître, galerie ouest (©Géraldine Mallet).

Figure 2 : Base avec combinaison de motif, détail du cloître, galerie ouest (©Géraldine Mallet).

L’unicité que dégage le cloître est cependant trompeuse. Sur un plan technique, les bases évoluent toutes sur le même schéma de composition. Toutefois, ces éléments prennent des formes différentes, de section tantôt circulaire, tantôt quadrangulaire (fig.1).

Le caractère singulier des bases réside dans le décor sculpté. De manière générale, leur répertoire ornemental, comme pour les chapiteaux, s’inspire de la faune et de la flore locales et peut largement recouvrir leurs griffes d’angle. Parfois combinés, ils offrent alors un nouveau motif à une nouvelle base (fig.2).

D’autres décors suscitent plus d’interprétations : ainsi les armoiries des familles Requesens ou Centelles (fig.3) ou une mise en abyme du cloître avec ses claires-voies (fig.4). Là encore, le soin apporté aux décors et à leurs significations est notable.

Figure 3 : Base avec armoirie d’une famille locale, détail du cloître (©Géraldine Mallet).

Figure 4 : Base avec mise en abyme du cloître, détail du cloître (©Géraldine Mallet).

Quand les fûts se coiffent

Dans les galeries du cloître s’exprime, à travers les chapiteaux, l'art de la sculpture médiévale. Daté des alentours de 1270, cet ensemble possède un décor sculptural varié que l’on retrouve dans d’autres édifices de la région – sirènes, oiseaux, feuillages – tout en présentant de nouveaux décors – grenouilles, tortues, visages humains, agneau pascal, orant nu (fig.1), cérémonie religieuse, armoiries.

Des motifs héraldiques, parmi lesquels des losanges (fig.2), aident à approcher la datation du cloître. Pouvant appartenir aux familles Requesens ou Centelles, parfois associés à l’image d’un religieux (abbé ou évêque), ils révèlent des liens étroits entre la noblesse locale et la communauté religieuse. Les autres écus n’ont pas encore livré leurs secrets.

Figure 1 : L'orant nu, chap. n°16, galerie nord (©Géraldine Mallet).

Figure 2 : Armoirie d'une famille locale, chap.n°3, galerie ouest (©Géraldine Mallet)

Deux chapiteaux se distinguent par leur décor. Sur le premier, un serpent sort de la bouche d’un visage (fig.3). Cela peut être interprété comme un rappel de la règle du silence ou l’expression d’un vice, la médisance. Sur le second (fig.4), s’observe une coquille Saint-Jacques ou une comète, celle de l’année 1264 correspondant assez bien avec l’époque de réalisation des reliefs du cloître.

L’observation détaillée des 39 chapiteaux des claires-voies permet de percevoir une sculpture romane évoluant vers le gothique, notamment à travers certains motifs floraux davantage naturalistes (fig.1) si on les compare à d’autres, plus « stylisés » (fig.2).

Figure 3 : Le serpent, chap.n°6, galerie ouest (©Géraldine Mallet).

Figure 4 : La sirène et la comète, chap.n°17, galerie nord (©Géraldine Mallet).

Un cloître tout en nuances

Les différents supports du cloître affichent une alternance chromatique toute particulière. Cet effet volontaire de polychromie rappelle les jeux de couleurs de l’architecture antique et apparaît sur les portails des églises de la fin du XIIe siècle. En Roussillon, le phénomène mêle des marbres rouges et blancs, issus des carrières locales. Au XIIIe siècle, une production plus largement diffusée depuis les carrières de la région permet de doter le cloître de Saint-Genis d’une palette chromatique plus large alternant des marbres blanc, gris et rose.

L’acheminement des matériaux pouvant s’avérer onéreux, l’exploitation de carrières locales est alors privilégiée. Le marbre blanc veiné de gris, utilisé pour les piliers centraux des claires-voies et les colonnes des angles intérieurs du cloître, est un marbre dit « de Céret ».

Figure 1 : Galerie Nord (©Géraldine Mallet).

Pour marquer les quarts de chaque galerie, les constructeurs ont employé des marbres gris plus ou moins foncés. Ce matériau peut provenir des zones d’extraction de Baixas, au nord de Perpignan et à environ 40 km de Saint-Genis, ou de la région de Villefranche-de-Conflent, soit à près de 70 km vers l’ouest.

Le rose qui alterne avec le blanc des claveaux est issu des carrières du col de Ternère ou de Villefranche-de-Conflent

Il semblerait que les bâtisseurs aient exprimé ici la volonté non seulement de marquer les points cardinaux, mais aussi les points intercardinaux, telle une rose des vents, en jouant sur le choix des couleurs.

Si les carrières de marbre et les cloîtres du même matériau sont légion en Catalogne du Nord, rares sont ceux présentant – outre celui de Saint-Genis, celui des Carmes de Perpignan (deuxième tiers XIVe siècle) – des jeux de polychromie. Cela peut s’expliquer par des coûts plus élevés (extraction, transport, etc.) et la préparation requise en vue de leur réalisation. La polychromie est un phénomène qui réapparaît au XIIe siècle avec beaucoup d'ampleur et qui semble, à nos yeux et pour la toute première fois dans un cloître, trouver sa source dans l’œuvre de Saint-Genis-des-Fontaines.

Bibliographie : 

- MALLET Géraldine, « De l’usage des marbres en Roussillon entre le XIe et le XIVe siècle : la sculpture monumentale », Patrimoines du Sud, 4, 2016, p. 29-51.

Figure 2 : Vue de l'angle Nord-Est (©Géraldine Mallet).

Figure 3 : Galerie Sud (©Géraldine Mallet).

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