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La drogue et l’histoire : où en sommes-nous ?

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« La drogue est de tout temps et de tout lieu. Du Paléolithique à nos jours, de la jungle de Nouvelle-Guinée à nos ‘jungles’ de béton, les hommes absorbent des modificateurs de conscience »[1].

 

Aujourd’hui, le terme « drogue » fait communément référence aux modificateurs de conscience ; la drogue est originellement désignée comme un élément « qui sert à la teinture, aux préparations chimiques et pharmaceutiques, aussi un remède, produit pharmaceutique (souvent péj.) ; droge vate « tonneaux secs » d'où, par substantivation, droge étant pris pour la désignation du contenu, « produits séchés ; drogues ». Avec les grandes découvertes de l’époque moderne, et notamment les voyages de Christophe Colomb, les « nouvelles drogues » se retrouvent alors avec les plantes séchées ramenées des Indes occidentales comme le quinquina[2] aux XVe et XVIIe siècles.

Au XIXe, les plantes séchées sont alors considérées comme une « substance modificatrice de l’état de conscience consommée dans une visée hédoniste », en même temps que les scientifiques commencent à découvrir les principes actifs de ces nouveaux modificateurs de conscience. Depuis le XVIe siècle, et d’autant plus au XIXe siècle dans un contexte de révolution industrielle et capitalisme, la chimie organique et la médecine sont motivées par la découverte des principes actifs[3] : en 1806, l’isolement de la morphine, en 1833, la découverte des alcaloïdes de l’opium, en 1855, celle de l’érythroxyline (premier nom de la cocaïne) ou encore en 1874, de la morphine. En parallèle, la création d’outils scientifiques vient favoriser l’accès et l’usage des drogues : la seringue de Pravaz suivie de la première injection de chlorhydrate de morphine en 1860.

 

 

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Figure 1, Planche issue du Dictionnaire pittoresque d’Histoire naturelle, publié à Paris en 1834.© Crédits : mashuk - Getty

Si le XIXe siècle marque un tournant en termes de découvertes scientifiques et chimiques dans l’histoire des drogues, les usages et nouveaux produits de consommation ne se limitent pas à cette période. La fin du XIXe siècle et le début XXe siècle et les guerres mondiales, les sociétés contemporaines rentrent dans des différents modes de production et de consommation, et la production de drogues en est une représentation : dans le livre du journaliste Norman Ohler, L’extase totale, est évoquée la production massive de pervitine durant la 2nde guerre mondiale ainsi que les politiques publiques allemandes afin de lutter contre une débauche publique.

Le terme de toxicomanie apparaît pour la première fois à la fin du XIXe siècle : on quitte alors la « persistance d’un ancien régime[4] de la douleur » et les drogues (éther, opium, morphine) viennent supprimer le réel ; on s’octroie le droit de ne pas souffrir. Aussi, l’usage des drogues à l’époque moderne diffère de l’usage que l’on peut en faire dès le XIXe siècle : là où l’usage est individualisé, davantage perçu comme outil de sociabilité ou objet de consommation en lien avec la révolution industrielle, les drogues à l’époque moderne étaient des plantes utilisées dans la spiritualité. Quelques médecins[5] alertent sur un usage abusif de ces modificateurs de conscience : la toxicomanie va alors s’opposer à la santé[6], et devenir une pathologie sociale ; on passe d’un usage individuel abusif à un problème social. À partir de 1870, le corps médical note et dénonce les différents

Figure 2, De Prade, Histoire du tabac, Paris, 1677

comportements abusifs avec notamment les classes bourgeoises et l’éther, l’épisode morphine-cocaïne, les effets du sevrage de la morphine ou encore l’alcoolisme qui reste un fléau majeur au XIXe siècle. Déjà, la notion de poison prend plus d’ampleur : si sevrage il y a, une dépendance mentale ou physique est, de fait, diagnostiquée. Ce sont des abus que le corps ne contrôle plus.

Avec la loi de 1970, apparaît clairement la notion d’addiction qui vient supplanter celle de toxicomanie ; l’addiction est alors définie lorsque apparaît une incapacité à maîtriser son comportement lors d’un épisode et une perpétuation de ce comportement malgré des conséquences négatives. À la fin du XXe siècle, les comportements addictifs sont liés au champ psychiatrique dans la mesure où on associe automatiquement ces pratiques à des déviances, des folies[7].

Étudier les évènements et phénomènes des sociétés contemporaines sous le prisme de l’usage de drogues prend forme dans les années 1960 et plus définitivement à partir de 1970 avec l’émergence de la question des comportements addictifs et de l’addiction. « Pourquoi médecins, juristes, policiers, journalistes ou hommes politiques ont choisi de désigner très précocement la drogue comme fléau majeur ? »[8] est un des nombreux angles à aborder dans la construction de ce champ historique. Fortement sollicitées dans les médias du XXIe siècle, les représentations des drogues et leurs usages viennent s’insérer dans un champ historique autour d’objets « ignorés du savant ».

Les querelles juridiques, économiques et sociales que pose l’usage des drogues dans les sociétés contemporaines amènent les historiens français à s’y intéresser de plus près[9] : parce que la question des drogues n’est pas apparue du néant, et ne date pas essentiellement de l’époque moderne ou du tournant du XIXe siècle : « la drogue et les drogués ont une histoire »[10]. Aujourd’hui la question des drogues est à nouveau étudiée dans un contexte d’émergence des problèmes notamment juridiques et sociaux où la « nécessité d’une mise en cohérence des politiques publiques des drogues s’est imposée »[11] depuis le milieu du XXe siècle, en parallèle de l’explosion des comportements addictifs, des crises de l’individu et l’arrivée des nouvelles drogues tout au long du XXe siècle[12].

Claudine Rosset

[1] YVOREL Jean-Jacques, « Introduction », Les poisons de l’esprit : drogues et drogués au XIXe siècle, Quai Voltaire, Paris, 1992, pp. 9.

[2] BOUMEDIENE Samir, La colonisation des savoirs : histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde, éditions des Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2016.

[3] YVOREL Jean-Jacques, op. cit., 1992.

[4] Au XVIIe siècle, l’opium est par exemple utilisé comme panacée.

[5] En 1800 déjà, Claude Marie-Joseph Moretin alerte de cet usage chez les enfants, puis 1912 avec Gamel. Magnus Hun alerte sur les dangers de l’alcoolisme ; voir les travaux de Jean-Jacques Yvorel.

[6] WOJCIECHOWSKI Jean-Bernard, « Pratiques médicales et usages de drogues : linéaments de la construction d'un champ », Psychotropes, vol. 11, n° 3, 2005, pp. 179-207.

[7] Voir les travaux d’Alain Ehrenberg sur la dépression et les problèmes addictifs notamment : EHRENBERG Alain, La fatigue d’être soi, éditions Odile Jacob, Paris, 1998.

[8] RETAILLAUD-BAJAC Emmanuelle, Les paradis perdus : Drogues et usagers de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, Presses universitaires de Rennes, 2009. Web. <http://books.openedition.org/pur/126021>

[9] Champ alors davantage exploité par des sociologues, spécialistes du droit ou médecins.

[10] RETAILLAUD-BAJAC Emmanuelle, op. cit. , 2009.

[11] BISIOU, Yann. « Deux siècles de politiques publiques des drogues », Psychotropes, vol. 22, n° 2, 2016, pp. 25-39

[12] Voir notamment le travail du journaliste Norman Ohler sur la pervitine lors de la 2nde Guerre Mondiale dans son ouvrage L’extase totale.

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