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Une ode à la nature : René Lalique, la femme-libellule (1897-1898)

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La femme-libellule est un bijou sorti tout droit du répertoire naturaliste de l’Art Nouveau (ca. 1890-1914). Dessinée et conçue par René Lalique (1860-1945), cette agrafe de corsage, aujourd’hui conservée à Lisbonne, représente un condensé des aspirations du joaillier parisien. Ayant dans un premier temps conçu des modèles de bijoux notamment pour la célèbre maison Cartier dont il a été un collaborateur particulièrement prolifique, il s’installe à son compte en 1885 et se nourrit des concepts de l’Art Nouveau.

 

À la convergence des aspirations romantiques et impressionnistes, combinées aux concepts Arts & Crafts[1], le mouvement se définit comme une fusion des arts majeurs et mineurs. L’un des plus fervents partisans de cette doctrine originale est le maître verrier nancéen Émile Gallé, ami et soutien indéfectible de René Lalique. Pour eux, l’art, le design, la décoration, l’habillement et la musique doivent être parfaitement combinées, sans accro ni disparité. Politiquement, cette approche n’est pas neutre car elle marque une rupture franche avec l’historicisme des bourgeoisies européennes de la fin du XIXe siècle[2], un éclectisme disparate et faussement savant. Le répertoire des formes et des couleurs est renouvelé ; l’artisanat japonais envahit salons et boutiques spécialisées[3], ce qui permet une réinvention de la « ligne » occidentale. La femme et la lumière deviennent autant des sources d’inspiration que des êtres à magnifier. Elles remplacent les muses antiques pour créer une nouvelle conception de la femme moderne. La nature, quant à elle, s’invite dans tous les détails de la vie quotidienne et vient embellir l’horizon des citadins, témoins privilégiés des profondes mutations que les grandes villes d’Europe connaissent alors. L’hygiénisme fait des adeptes, notamment dans un Paris post-haussmannien où l’on repense les espaces.

Grand dessinateur, René Lalique est avant tout un observateur minutieux de la nature : « Je travaillais sans relâche, dessinant, modelant, faisant des études […] avec la volonté […] de créer quelque chose qu’on aurait pas encore vu »[4]. Il fait toujours passer l’équilibre de ses compositions et des couleurs avant la richesse des matériaux employés. Les combinaisons classiques d’émaux et de pierres précieuses sont repensées pour y associer des matériaux en apparence beaucoup moins nobles mais aux propriétés intéressantes et presque infinies. L’émail et l’opale font partie des matériaux préférés du joaillier, qui les utilise dans ce bijou. Le côté irisé de sa surface polie donne des dimensions nouvelles aux couleurs en fonction de la lumière.

Dans « La femme-libellule », la rigidité du buste est contrebalancée par la finesse du corps et l’évanescence des ailes à demi transparentes. Les couleurs sont juxtaposées pour former un immense dégradé de couleurs, rehaussé de teintes complémentaires. Ce glissement délicat de la palette apporte une touche de légèreté aux lourds vêtements féminins de la Belle Époque. Pour Lalique, la femme représente une égérie dont il s’efforce de dévoiler tous les aspects. La fragilité des ailes est contrebalancée par la sérénité « un brin sévère » de la femme casquée et impassible. Inspiré par l’esthétique japonisante, un équilibre est recherché entre tous les éléments d’un même objet.

La femme-libellule occupe une place de choix dans le pavillon personnel du galeriste Siegfried Bing[5] (1835-1905) durant l’Exposition Universelle de 1900. Ce bijou, admiré ou décrié par ses pairs, fascine galeristes, riches collectionneurs et personnes du monde comme Sarah Bernhardt[6] qui l’a porté lors de représentations. La critique le remarque et il fait l’objet d’articles dithyrambiques.

Acheté en 1903, ce bijou constitue l’une des pièces maîtresses de la collection de l’homme d’affaire et millionnaire arménien Calouste Surkis Gulbenkian, ami de l’artiste. Alors que Lalique met fin à sa carrière de bijoutier en 1912 pour privilégier son activité de verrier, la rétrospective de 1933 organisée par le Musée des Arts Décoratifs de Paris, pour laquelle Gulbenkian a prêté la majeure partie de sa collection personnelle, souligne encore sa grande popularité.

Lalique décède en 1945. Mais sa perception d’une nature magnifiée continue de résonner de manière vibrante aujourd’hui encore. Cassant les codes du bijou bourgeois, il « en [a]recul[é] les limites de son art, il en a fatalement modifié les lois[7] ».

Maintes fois déclinées, ses libellules ou femmes-insectes sont conçues comme des facettes multiples d’une même réalité. Cette nature maîtrisée et mystérieuse a su transcender les styles et les époques. Figures désormais fortement ancrées dans l’imaginaire collectif, elles définissent à elles seules plus qu’une époque : un art de vivre.

Maëlle Chauvin, M2

 

[1] Mouvement britannique (ca. 1880) qui considère l’artiste comme polyvalent, à la fois penseur, créateur et artisan. Théorisée par John Ruskin, cette mouvance constitue le socle des préceptes de l’Art Nouveau.

[2] L’historicisme désigne l’éclectisme des arts décoratifs, qui conjuguent des références historiques diverses dans un même espace ou objet.

[3] En effet, le Japon a ouvert ses ports aux navires marchands occidentaux en 1854. Cette ouverture prolonge l’engouement pour l’art chinois du XVIIIe siècle.

[4] Citation de René Lalique dans Henri Vever, La bijouterie française, 1908.

[5] À la fois galeriste, marchand d’art et rédacteur de la revue le Japon artistique, S. Bing se rend lui-même au Japon mais aussi en Chine et au nord de l’Inde pour alimenter sa boutique.

[6] En effet René Lalique imagine pour elle des bijoux personnels, aussi bien que des parures de scène comme pour son rôle de Mélisande en 1898. C’est une cliente et amie fidèle de l’artiste ; elle lui assure une entrée dans les milieux mondains.

[7] Roger Marx, « Les maîtres décorateurs français : René Lalique », Art et Décoration, 6, 1899.

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Ornement de corsage «femme-libellule» René Lalique, c. 1897-1989 https://fr.wikipedia.org

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